Récit « 3 expéditions sur la Bairaman » – Papouasie

Posted by on Août 27, 2012 in Actualités, Expédition, Spéléo | No Comments

 

Les Monts Nakanaï, Papouasie Nouvelle-Guinée, un eldorado, un rêve pour les spéléologues du monde entier et un formidable terrain de jeu pour quelques rares explorateurs privilégiés. Ce sont 5500 km2 de montagnes calcaires au centre de l’île de Nouvelle-Bretagne. Un karst recouvert par une forêt pluviale primaire, en grande partie inhabité et vierge de toute incursion.
De 1973 à 1998, 11 expéditions spéléologiques s’y sont succédées, les participants étaient australiens, anglais, suisses, espagnols, polonais et français. Plus de 80 km de réseaux souterrains ont été mis à jour durant ces 25 ans. Pourtant, cela ne représente qu’une infime partie de la richesse cachée sous ces montagnes. Le point d’orgue de ces années fut l’exploration du Gouffre « Muruk » sur le massif de Galowé. Avec 1178 mètres de dénivelé, ce réseau exceptionnel reste encore à ce jour le plus profond de l’hémisphère sud.
A la fin des années 90, les repérages sur cartes et plusieurs survols en hélicoptère indiquent l’importance spéléologique d’un nouveau secteur, la Bairaman. Là, des gorges étroites entaillent le plateau calcaire sur plus de mille mètres de profondeur et de puissantes résurgences sont repérées en leur fond. Nul doute que des réseaux grandioses existent et attendent ceux qui oseront se lancer dans cette nouvelle aventure.

En 2000, une équipe légère part pour une reconnaissance plus ciblée. Elle confirmera tout l’intérêt de ce secteur mais aussi toutes les difficultés qu’il faudra surmonter pour y accéder. Le massif est sauvage et très éloigné. Maïto, le dernier village en bordure de plateau, se situe à 6 h de marche du bord de mer. Après de longues discussions avec ses habitants nous obtenons l’autorisation de venir sur leur territoire. Les récits des explorations sur Muruk sont arrivés jusqu’à leurs oreilles et ils sont curieux de voir arriver chez eux ces étranges hommes blancs qui s’enfoncent sous terre dans des tenues étranges. Les hommes de Maïto ne connaissent pas la forêt sur ces hauts plateaux et il n’y a pas de sentiers d’accès. Une difficulté supplémentaire qu’il faudra surmonter.

2002 : Premier contact

Le 18 janvier nous voilà à pied d’œuvre, après 3 jours de voyage et 5 avions de ligne différents, nous atterrissons à l’aéroport de Tokua à la pointe nord de l’île de Nouvelle Bretagne.
Avec l’éruption des volcans Tuvurvur et Vulcan en 1995, La ville de Rabaul a été en grande partie détruite et recouverte de cendres. La modeste bourgade de Kokopo, à quelques kilomètres de là, est alors devenue la nouvelle capitale économique de Nouvelle-Bretagne. C’est ici que, pendant 10 jours, nous préparons toute l’organisation de l’expédition.
Après être arrivés par bateau à l’embouchure de la Ba river, nous tentons d’atteindre à pied la zone choisie pour le camp, en passant par le village de Maïto.
C’est un échec total, même avec les papous en renfort, Il faut une journée au minimum pour avancer d’un kilomètre. Notre fierté de sportifs et d’aventuriers en prend un sacré coup !
Le terrain n’est jamais plat, le sol boueux et glissant et, pour corser le tout -suite au cyclone de 1997- la végétation est faite de taillis inextricables et de troncs cassés, enchevêtrés sur plusieurs mètres d’épaisseur. Dans l’impossibilité de poursuivre cette stratégie, nous décidons d’héliporter hommes et matériel en forêt pour gagner un temps précieux et économiser nos forces, nous en aurons besoin pour la suite …
L’Inconvénient de cette option est que la première équipe n’a pas eu d’autre choix que de sauter de l’hélicoptère en pleine jungle !
Sa mission était de repérer un endroit suffisamment plat pour installer le camp et surtout de préparer une « Drop Zone » où l’hélicoptère pourra ensuite se poser en toute sécurité afin de décharger nos 3 tonnes de matériel et de nourriture.
Ce premier contact avec la jungle a été difficile et éprouvant. A chaque nouvelle découverte spéléologique nous étions heureux de rentrer sous terre car nous étions alors « chez nous ». Dessous, tout était plus facile en comparaison des conditions extérieures : la végétation, la boue, les pluies quotidiennes.
Le 5 février à 23 h 30, une énorme secousse a mis tout le camp en émoi. Toute l’équipe se réveille en sursaut et se demande ce qui lui arrive. Un superbe tremblement de terre venait d’avoir lieu. Par chance, nos constructions ont tenu le coup, le bois accepte mieux les contraintes que le béton. Les seules conséquences sur notre montagne furent les nombreux éboulements et glissements de terrain. L’un d’entre eux a même détruit le sentier que nous avions ouvert jusqu’au canyon de la Ba river. Renseignement pris dès notre retour en France, ce tremblement de terre était de magnitude 6.6 et son épicentre à moins de 50 km du camp. Bienvenue en Papouasie.

Cette année-là, les découvertes ont été maigres mais notre motivation resta forte. Nous étions persuadés que le potentiel était réel et que notre obstination serait la clef de la réussite. Fin mars, nous sommes rentrés en France avec tout de même plus de 5 km de galeries explorées et la certitude que nous reviendrons pour poursuivre le travail. La magie Papou commence à faire effet sur nous.

2003 : Festival de "premières"

La chance est enfin avec nous, les découvertes s’enchaînent dès notre arrivée. Un premier gouffre est découvert à 15 minutes du camp, nous le baptisons « Blackboxis », mot pidgin pour désigner les chauves-souris géantes qui ont élu domicile à son entrée. Equipement, relevés topographiques, plusieurs séances sont nécessaires avant de parcourir toute la complexité de ce réseau. Une rivière tumultueuse est entrevue sur une centaine de mètres avant de se jeter dans un siphon qui stoppa notre progression après 3 km de galeries explorées, 380 mètres sous la montagne.
Cette exploration restera à jamais gravée dans nos esprits. C’est la première fois que nous voyions de tels débits sous terre. Dans un gouffre la rivière se fait annoncer avant qu’on ne la découvre. On entend tout d’abord un bruit sourd et lointain, puis le son devient de plus en plus présent, envahissant. Petit à petit, il amplit toute la galerie pour devenir assourdissant et les parois se mettent à vibrer. L’impression est comparable à l’arrivée d’un train dans un tunnel. En arrivant au bord de la cascade, le vacarme résonne dans nos têtes et accompagne chacun de nos gestes. Dans cette ambiance, l’équipement des parois pour la descente devient un combat qui demande énormément d’énergie et dont on ressort vidé.
Cette cavité nous a aussi réservé la plus mauvaise surprise de notre vie de spéléologue. Deux jours après avoir visité et topographié tout le réseau, nous avons découvert une autre entrée et avons réalisé la jonction avec le premier gouffre dans les grandes galeries du fond, rajoutant ainsi quelques kilomètres au système souterrain. Le lendemain, nouvelle descente, et là où nous aurions dû trouver un grand vide, un vaste puits arrivant au plafond de la galerie, nous eûmes la surprise de voir un lac, à peine cinq mètres au-dessous de nous !
Le niveau du siphon terminal était remonté de près de 30 mètres, inondant les galeries immenses dans lesquelles nous courions les jours d’avant !
Le coup au moral fut dur, les risques devinrent objectivement importants.
Nous sommes redescendus plusieurs fois pour voir si le niveau avait baissé et si l’on pouvait récupérer du matériel noyé par la crue. Impossible, car si le niveau a bien fluctué, il n’est jamais revenu à sa côte initiale …
A notre grande surprise, en 2003 les précipitations furent beaucoup plus abondantes qu’en 2002. Il a plu tous les jours et le maximum fut de 150 mm dans la même journée, un record en saison sèche !
En Papouasie, nous sommes conscients que le temps est à même de changer très rapidement. Néanmoins, on ne devrait pas avoir de telles quantités d’eau à cette période de l’année. Nous prîmes la décision de mener toutes nos explorations profondes après 20 heures. En effet, s’il peut aussi pleuvoir la nuit, il n’y a pas de danger d’orages soudains et violents. Malgré ces précautions, onze d’entre nous se sont fait surprendre par des vagues de crues et ont dû attendre plusieurs heures, dans des positions pas toujours confortables, avant de pouvoir remonter en toute sécurité.
D’autres gouffres importants ont été découverts et en fin de camp, une entrée prometteuse nous amène toujours plus profond. Les inventeurs l’ont baptisée 7.012 après une soirée de délires propres à la jeunesse.
300 mètres de verticales, de plus en plus aquatiques, s’enchaînent et nous arrivons au rêve de tout spéléologue : le collecteur, une rivière souterraine qui vrombit dans de vastes galeries.

Sous terre, la rivière, c’est la vie, le créateur. Etre le premier à la parcourir, à la suivre dans son œuvre procure des sensations à nulles autres pareilles, c’est le moteur de notre passion, la motivation de nos explorations. Les sensations éprouvées sont difficilement explicables, il faut le vivre pour en ressentir toute la force.
Nous avons suivi cette rivière sans étoiles jusqu’à une verticale descendue sur plus de 30 mètres avant d’arriver en bout de corde sans voir le fond du précipice …
Plus de matériel pour poursuivre, plus de temps pour revenir cette année. Impossible de rester sur cette incertitude, une nouvelle expédition commence à germer dans nos esprits. Il ne reste plus qu’à revenir une fois encore.

2005 : Rien n'est gagné d'avance…

Après une année passée à monter une nouvelle équipe et à chercher des sponsors prêts à nous suivre dans ce nouveau projet, nous sommes de retour en Papouasie. L’objectif principal est la poursuite des explorations dans le gouffre 7.012. Nous avons plusieurs fois rêvé de ce « collecteur », de cette rivière de plusieurs mètres cubes, de ces galeries de 20 à 30 m de diamètres, de ce vide qui a stoppé notre progression deux ans auparavant. En comparaison, la spéléologie en France est devenue pour nous bien moins attrayante, tout y est plus petit.
Après les incontournables préparatifs à Kokopo, la capitale de Nouvelle-Bretagne, nous acheminons les deux tonnes cinq cent de matériel par bateau jusqu’à Palmalmal où il sera conditionné pour l’héliportage.
Nous passons une nouvelle fois par Maïto, ce village oublié du temps, pour recruter notre équipe de papous et dire bonjour aux habitants avant d’aller vers le camp en montagne. Le difficile sentier entre Maïto et le bord de mer fait plus de 20 kilomètres de long pour 1000 mètres de dénivelé, il est leur unique lien avec les débuts de la civilisation.
Les retrouvailles sont joyeuses. Bien que nos vies, nos préoccupations soient à milles lieux les unes des autres, une vraie amitié nous relie maintenant. La-haut, nous avons vécu ensemble des moments forts, inoubliables. Ils nous ont appris leur quotidien, leur adaptation au milieu naturel. Nous leur avons montré toute l’étendue de notre technologie moderne. Nous leur avons aussi prouvé notre fierté à les suivre en forêt sans démériter, notre rudesse de spéléologue face aux difficultés rencontrées. Pour tout cela nous avons gagné leur considération.
Nous leur avons expliqué le but de nos voyages, les raisons qui nous poussent à aller aussi loin, à accepter ces conditions de survie dans la jungle et sous terre. Avec le temps, je crois qu’ils ont compris et accepté. Certains ont même réussi à vaincre leurs frayeurs pour nous accompagner dans des cavités faciles. Ils sont ressortis en véritables héros, les récits de leurs exploits comme des nôtres ont fait le tour du village et des environs, ils en ont fait des chansons épiques, ils ont alimenté les veillées dans les « house-boy » ou ont été clamé sur la place du village lors des traditionnels « tok-tok ». Ces histoires sont en passe de devenir des légendes qui trouveront leurs places dans la richesse de leur culture orale au même titre que celles de leurs valeureux ancêtres. Maïto est un village créé dans les années 60 par les australiens pour regrouper et contrôler les tribus Papous. La vie y est rude, le médecin le plus proche est à 3 jours de marche. La malaria et autres maladies ont souvent de lourdes conséquences, surtout pour les jeunes. Ici les mères donnent un prénom définitif à leur enfant lorsqu’il atteint l’âge de 6 ans, avant son espérance de vie est trop faible ..
L’eau est aussi un véritable problème. Trop abondante en période de mousson, elle vient souvent à manquer en saison sèche, obligeant les femmes à faire plusieurs heures de portage pour s’approvisionner à de maigres sources ou au fond des gorges de la Ba river.
Des conditions difficiles qui pourtant n’entament en rien leur bonne humeur et leur joie de vivre. De quoi relativiser nos problèmes d’occidentaux …
Depuis Maïto, il faut encore deux jours d’une marche éprouvante avant d’arriver enfin au campement. Nos quatre collègues partis une semaine plus tôt pour préparer la zone ont bien travaillé. Ils ont choisis d’installer le nouveau camp sur un nid d’aigle en bordure du plateau, au-dessus de la grande reculée. Le panorama est tout simplement exceptionnel : 1000 mètres de vue plongeante sur les résurgences et la Ba river en dessous. Au loin, un horizon qui s’étend jusqu’à la mer, à plus de 30 km de là ! Superbe.
Un contraste saisissant avec les années précédentes où nous étions perdus au milieu de la jungle avec pour tout horizon la couleur verte omniprésente et nos bâches plastiques bleues.

La prospection commence, un camp avancé est installé près de l’entrée du gouffre 7.012, un accès à la Ba river est ouvert. Celui-ci se rapproche plus de l’escalade arboricole que de la marche, des cordes sont même nécessaires par endroit mais nous sommes heureux de pouvoir atteindre ces résurgences qui nous narguaient depuis le haut. Un second camp est rapidement installé en bas, près de l’eau. La grande entrée de Lali sera la première atteinte et les découvertes s’enchaînent rapidement. Des galeries fossiles couvertes de concrétions d’une blancheur incroyable, des galeries actives dans lesquelles nous avons remonté les cascades sur 270 mètres de dénivelé avant de terminer sur un siphon.
Rarang, la seconde résurgence est un objectif moins facile, elle est perchée en pleine falaise, 120 mètres plus haut. Une escalade ambitieuse et un beau challenge relevé par Raphi, Il lui faudra 3 jours d’efforts pendu dans le baudrier, sous les embruns de la cascade toute proche avant de poser le pied dans le porche d’entrée. La déception sera à la hauteur de l’escalade, moins de 200 mètres après l’entrée, nouveau siphon, nouvel arrêt.
Sur le plateau, l’objectif principal s’est aussi révélé décevant car là encore nous avons été stoppés dans notre frénésie de découverte par un siphon à 430 mètres de profondeur, à quelques centaines de mètres seulement du puits terminal en 2003 …
Heureusement nous avons trouvé d’autres gouffres, d’autres accès à cette rivière magique avec notamment un des plus beaux endroits qu’il nous ait été donné de voir sous terre. Un immense vide de plus de 100 mètres de profondeur dans lequel se jette avec force et fracas toute la rivière souterraine. Ambiance dantesque garantie ! Un paysage grandiose, un de ceux qui efface tous les efforts et fait oublier toutes les difficultés rencontrées.

Des images qui nous poussent à revenir encore, à redescendre sous terre à la recherche de lieux identiques.
Un mois de plus passé en forêt, loin du monde. Dans nos bagages de retour cette année, de belles images, 30 heures de vidéo, des histoires plein la tête mais surtout 10 kilomètres 800 de connaissance supplémentaire sur les montagnes Nakanaï et de beaux objectifs pour une nouvelle équipe de plongeurs spéléo.

Au final nous aurons exploré plus de 25 km de galeries, de puits, de rivières, nous commençons à bien appréhender l’organisation des écoulements sur le massif, nous avons fait des mesures hydrologiques, permis l’étude d’espèces cavernicoles originales et pour certaines nouvelles pour la science. Nous avons apporté notre pierre à la connaissance de ce massif et à la construction de ses cartes. Nous avons vécu des moments inoubliables et une chose est sûre, ce ne seront pas les derniers en Papouasie.

Phil Bence

Publié dans le premier n° du mag "Origin" hiver 2007

 

Récit « Une crue infernale » – Roumanie

Posted by on Août 27, 2012 in Spéléo | No Comments

 

Pestera Caput
Monts Bihor – Romania

– Juillet 2002 –

 

Pour nous tous, la spéléologie ce sont les bons moments passés entre amis dans une belle classique, le souvenir des grandes premières les trop rares fois où "ça veut bien passer", les désobstructions laborieuses pour trouver la suite, les quelques galères à raconter le soir devant une bière…
C'est malheureusement aussi parfois de mauvais souvenirs, des moments "sur le fil du rasoir" pour lesquels on se rend compte, avec le recul, qu'il s'en est fallu de peu que cela finisse vraiment très mal.
Comme toujours, un accident c'est un enchaînement de petites erreurs qui, mises bout à bout, mènent au drame.
L'histoire qui suit ne déroge pas à la règle, et ce n'est que grâce à une chance insolente que tout s'est finalement bien terminé.

Par Philippe BENCE & Fabien DARNE
(
Publié dans le numéron 42 de Spéléo Magazine)

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> Philippe – Le samedi 27 juillet 2002, je retrouve Fabien à l'aéroport de Munich. Nous sommes mandatés par la fédération via le Spéléo Secours Français (SSF) pour encadrer un stage technique de spéléo secours dans le cadre des échanges bi-gouvernementaux avec la Roumanie.
Nous partons dans la zone de Padis sur les Monts Bihor à 100 kilomètres au sud-ouest de Cluj Napoca et au bout d'une piste défoncée de 40 kilomètres.
En parallèle à ce stage, doivent se dérouler les formations TSA 1 (découverte) et TSA 2 (perfectionnement) de l'École Roumaine de Spéléologie qui rassemblent une bonne quarantaine de spéléologues.

> Fabien – Le stage commence dès le lundi et se déroule dans une cavité à proximité immédiate du camp : Pestera Caput, une magnifique perte heureusement à sec ! Une entrée horizontale mène après un puits de dix mètres à une superbe verticale de 25 mètres en toboggan, sorte d'énorme marmite perforée. À sa base, une galerie sablonneuse se termine rapidement sur un siphon. Au sommet du P10 partent également deux cheminées d'une dizaine de mètres qui débouchent sur le plateau.

Il pleut depuis plusieurs jours…
Après les ateliers habituels installés dans l'entrée, nous décidons de faire une petite évacuation depuis la base du P25. Je fais remarquer à Philippe les énormes troncs coincés dans les plafonds, à plus de 15 m de haut. Il ne doit pas faire bon rester là en période de crue !

> Philippe – Mardi, nous retournons à Caput. Il pleut depuis plusieurs jours, mais cela ne semble pas affecter le niveau des rivières ni le moral des spéléos roumains présents sur les stages !

Mercredi changement de cavité ! Alors que les jours précédents nous finissions à plus de 18 heures, l'évacuation dans Pestera Neagra s'est terminée à 14 heures 30. Une demi-heure plus tard, l'équipe du jour se retrouve à la buvette de Padis pour le débriefing. Le ciel est menaçant… Vers 15 heures un orage très violent s'abat sur la montagne. Après une demi-heure passée sous l'auvent de la buvette dans l'attente d'une accalmie, nous décidons de rentrer au camp de Caput. Sitôt arrivés, Vadim se jette sur nous affolé. Trois équipes des stages TSA1 et 2 sont bloquées dans Pestera Caput.

Il suffit de tourner la tête pour voir que le vallon amenant à la perte, normalement à sec est maintenant un torrent furieux charriant boue et troncs d'arbres. Moins d'une heure d'orage sur le bassin d'alimentation aura suffit à entraîner une crue terrible. La perte absorbe maintenant plusieurs m3 par seconde (entre 6 et 10 estimés…). Le spectacle de toute cette eau est terrifiant et nous fait craindre le pire pour les spéléos bloqués dans la cavité. Fabien et moi montons rapidement aux 2 puits d'accès au dessus de la perte, après avoir traversé par deux fois le cours d'eau furieux, se tenant l'un l'autre par le bras pour ne pas être emportés.

> Fabien – Les cordes sont en place et nous pouvons entrer en contact avec une des équipes qui commence à remonter. On entend d'en haut le bruit assourdissant de la rivière… Didier Cailhol, cadre français invité sur les stages TSA, remonte du fond

et nous raconte ce qui leur est arrivé : les signes annonciateurs, la remontée en urgence des deux équipes dans la niche à mi-puits, la sortie de quelques-uns puis la vague de crue de 1,5 m et surtout, Simina bloquée sous la cascade…
Eux-mêmes ont eu très peur, Didier a dû sortir une stagiaire prise par la première vague en haut du P 25. Avec un tel débit, nous n'avons plus d'espoir pour Simina bloquée sur la corde mais il reste du monde plus bas et il faut faire vite car le puits peut se noyer entièrement. Le stage de formation se transforme en opération de secours réelle…

Nous nous organisons : Didier s'improvise Conseiller Technique, un PC sommaire est mis en place, des équipes sont constituées, le matériel est regroupé. Philippe rentre sous terre à la suite de Calin Voda, directeur de l'École Spéléo Roumaine. De mon côté, je forme une petite équipe avec matériel et perforatrice pour les rejoindre rapidement.

> Philippe – Le spectacle hallucinant de toute cette eau en furie nous laisse peu d'espoir pour les spéléos bloqués sous le P25, surtout pour Simina, coincée sur la corde. Calin commence à installer une main courante sur un équipement aérien en place pour rejoindre le P25. L'ambiance sous terre est dantesque, le bruit est assourdissant, fracassant, où que l'on soit, on est en permanence fouetté par les embruns des cascades. Arrivés à l'aplomb du P25, nous entendons les hurlements déchirants de Simina malgré la cascade. Elle est vivante ! Elle a vu nos lumières et ses cris terribles redoublent d'intensité. Il faut faire vite pour la sortir de là, pas trop vite pour ne pas faire n'importe quoi. Il faut surtout garder la tête froide…

Calin descend à son niveau, il est trop loin et ne peut la rejoindre. Il remonte équiper plus loin sur la main courante et redescend. Il nous demande par signes d'éteindre nos lumières… Nous ne comprenons pas pourquoi, mais le faisons puisqu'il le demande. De longues minutes plus tard, je le vois remonter avec Simina inanimée en bout de longe. Il fait 2 mètres à peine et s'arrête. Il fait maintenant de grands gestes que j'ai du mal à comprendre tout de suite. Je m'aperçois enfin que Calin est complètement bloqué par le matériel de Simina emmêlé avec la corde de dessous, il ne peut rien faire pour avancer. Je le rejoint en installant une seconde corde à proximité et coupe tout ce qui gêne. Nous pouvons alors remonter vers la main courante. Simina ne va pas bien du tout, elle n'est plus qu'un pantin désarticulé, les yeux révulsés et la bouche pleine de bave. Une vision difficilement supportable. Il faut maintenant faire très vite pour qu'elle garde des chances de s'en sortir vivante.

> Fabien – Descendu avec Tudor et Vadim, peu après Calin et Philippe, je découvre un spectacle incroyable. L'équipement normal de progression est sous l'eau et le P25 est noyé sur la moitié de sa hauteur ! Les regards interrogateurs que nous nous lançons en disent long sur nos espoirs de retrouver tout le monde vivant… Nous apercevons des lumières à travers les embruns, l'équipe est dans la niche à mi-puits que l'eau n'a pas encore atteinte. Calin est parti dans la cascade. Nous le distinguons vaguement, bataillant dans les embruns. Nous ne savons pas trop quoi faire, d'autant plus qu'il nous a demandé d'éteindre nos lumières… Finalement, Philippe le rejoint et disparaît à son tour. Au bout d'une éternité, je les vois de nouveau, aux prises avec un corps sans vie. Tudor me presse de questions, je lui fais comprendre que ce que nous craignions semble être arrivé… tout en lui demandant de ne rien dire aux autres pour l'instant.

> Philippe – Je fais passer le corps inanimé de Simina sur la main courante installée plein vide jusqu'au balancier mis en place par Fabien afin de la remonter jusqu'a la vire. Calin est moralement et physiquement épuisé, il décide de remonter avec l'équipe qui évacue Simina jusqu'à la sortie. Je récupère corde, pochette à spits et amarrages et pars poursuivre l'équipement afin de rejoindre l'équipe qui est toujours bloquée plus bas, il faut aller vite, le niveau monte…

> Fabien – Lorsque Simina arrive à ma hauteur, je n'arrive pas à croire qu'elle est encore vivante. Elle a de temps en temps quelques soubresauts où ses mains agrippent notre matériel compliquant encore les manœuvres. C'est terrible, elle ne peut rester droite et c'est tête en bas que nous la remontons tant bien que mal sur cet équipement aérien. L'évacuation me semble interminable, tout le monde crie et il est bien difficile de faire entendre quelques consignes précises. J'ai vraiment l'impression que Simina va nous claquer entre les doigts… Une fois sortie, nous l'installons rapidement dans la civière pour la ramener au camp et l'emmener de toute urgence vers l'hôpital le plus proche (1 h 30 de route !). Nos préoccupations se tournent maintenant vers les spéléos coincés dans le P25. Je donne quelques consignes rapides en surface, demande du renfort et du matériel au PC par radio et redescend. Nous installons une tyrolienne au-dessus de l'eau pour éviter de faire passer tout le monde sur l'équipement hors crue, trop technique pour des débutants. Alors que je demande à Dani d'aller épauler Philippe, les premières lumières des rescapés apparaissent.

> Philippe – Pendant que Simina est évacuée, je continue à équiper le plus " hors crue " possible. Arrivé en bout de l'équipement existant, je vois de la lumière plus bas, derrière la cascade !
J'installe difficilement deux " fractios " pendulaires en me coinçant avec les pieds pour spiter car bien sûr mon crochet goutte d'eau est dans mon kit resté dehors ! la position est délicate, une jambe coinçée en torsion dans un creux du rocher et le corps tendu pour taper les spits le plus loin possible. J'espère que l'équipement suffira, je n'ai plus d'amarrages…

Je descends enfin jusqu'à leur niveau. Ils sont là, dans la niche à mi-puits, à quelques mètres à peine de l'eau qui monte.
Je leur lance le bout de corde pour les rejoindre en pendulant. Tout est ok pour eux, ils ont froid mais ils sont capables de remonter par leurs propres moyens. Pendant que je me réchauffe tant bien que mal avec une couverture de surve, ils commencent la remontée jusqu'en haut du P25 où ils seront pris en charge et évacués jusqu'à la sortie. Je remonte le puits derrière eux. Tout est maintenant fini, l'évacuation des derniers suit son cours. Arrivé en haut du P 25, je prends quelques instants pour contempler le spectacle fascinant de toute cette eau en furie plongeant dans ce puits aux formes parfaites.
Je me dis que, dans d'autres conditions, j'aurai bien pris un appareil photo pour saisir ce paysage terrible…

Nous sommes passés très près d'une catastrophe qui aurait pu coûter la vie à beaucoup de monde. Le même jour, dans d'autres cavités, d'autres équipes ont eu la chance d'être sorties des zones dangereuses avant l'arrivée de la crue. Par un hasard incroyable, Simina était sur le seul fractionnement de l'équipement qui n'était pas entièrement sous l'eau. Elle était juste à quelques centimètres de la cascade, dans les embruns et le souffle, elle recevait en permanence des paquets d'eau froide. Autre chance, grâce à la formation reçue pendant le stage, elle savait qu'elle devait se forcer à bouger, à se parler à haute voix pour maintenir sa conscience en alerte, à tenir la corde au-dessus d'elle pour ne pas que les troncs plongeant dans le puits ne l'entraînent… elle faisait également très attention de ne pas perdre ses bottes pour pouvoir rester en appui sur la paroi. Simina est restée plus de 3 heures dans cet enfer ! A sa sortie, auscultée par les deux médecins présents sur le camp, il a été impossible de lui trouver un pouls… Mise dans un duvet et amenée totalement inconsciente à l'hôpital le plus proche, elle était de retour au camp le lendemain soir en pleine forme, incroyable !

Le coté positif de cette mésaventure est la prise de conscience par les spéléos roumains de l'importance de s'organiser sur le plan des secours. Les dernières nouvelles de Simina sont bonnes, elle est à Bucarest et après un moment difficile, elle a refait de belles sorties spéléologiques.
C'était sa première expérience sous terre…